En juin 1842, de retour à Nohant après avoir passé un long hiver à Paris, George Sand est à peine installée chez elle, qu’elle reçoit pour la première fois dans sa campagne (1), le grand peintre Eugène Delacroix. Elle connaît et côtoie cet artiste depuis le début de leurs carrières respectives. L’affection et l’estime qu’elle porte à l’homme sont aussi grandes que l’admiration qu’elle voue au peintre. Elle espérait sa présence chez elle en Berry depuis longtemps, le peintre s’est enfin décidé à accepter l’invitation. La présence de Frédéric Chopin à Nohant, au côté de la romancière avec laquelle il vit en couple depuis quelques années, a sûrement compté aux yeux du peintre qui noue avec le musicien une belle relation amicale.
Eugène Delacroix en 1842
Lors de ce séjour à Nohant, long d’un mois, Delacroix entreprit de peindre un tableau à l’huile mettant en scène la mère de la Vierge, sainte Anne, et sa fille : sujet religieux classique auquel les plus grands maîtres se sont confrontés. Dans un décor de verdure, devant une rangée de rosiers _la rose étant la fleur emblématique de la Vierge Marie_, l’oeuvre réalisée met en scène sainte Anne tenant un livre ouvert sur ses genoux, tandis que la Vierge, enfant, est en train de lire sous le regard bienveillant de sa mère. Baptisée L’Education de la Vierge, appelée aussi la « Sainte Anne » par George Sand et le peintre lui-même, cette œuvre est exposée au Musée National Delacroix, dans l’atelier de l’artiste attenant au dernier appartement qu’il occupa à Paris, dans le 6ème arrondissement. C’est un format relativement grand : 95 cm X 125 cm.
Delacroix destinait cette œuvre à la petite église du bourg de Nohant située sur la place du village, sous les fenêtres de George Sand. Ce modeste édifice datant de l’époque féodale, placée sous le vocable de sainte Anne, fut donc sûrement la source d’inspiration majeure du peintre. L’idée que George Sand prône l’instruction du peuple et des femmes, a peut-être également comptée dans l’intention du peintre. Maurice Sand, le fils de George Sand, formé alors à la peinture par Delacroix, décida de son côté de réaliser une copie de cette Education de la Vierge. Les lettres écrites par George Sand et Delacroix au moment de l’exécution de ce travail, celles échangées par eux à l’issue du séjour du peintre, ainsi que d’autres lettres concernant cette toile, écrites postérieurement, nous renseignent précisément sur les circonstances dans lesquelles il fut accompli.
Arrivé à Nohant depuis quelques jours seulement, Delacroix qui comptait se reposer de la vie harassante qu’il mène à Paris, commence à s’ennuyer : le calme et la régularité des rythmes de vie à Nohant étant bien différents de ce qu’il vivait au sein de la capitale… Dans une lettre écrite à Nohant le 7 juin 1842, il écrit à son ami Pierret : « A peine installé, j’éprouve que mes projets de ne rien faire ne peuvent pas tenir, et que je m’ennuierais horriblement si je n’entreprenais quelque chose. Je vais m’amuser avec le fils de la maison à entreprendre un petit tableau pour l’église du lieu… Tu vois d’ici que j’ai recours à toi pour l’exécution de tout ceci… ». Delacroix demande à son ami de prier Jenny, sa fidèle servante, de faire prendre chez son fournisseur habituel de peintures, les couleurs dont voici la liste : 8 blanc de plomb, 6 jaune de Naples, 4 ocre jaune, 2 rouge Venise, 1 rouge Van-Dyck, 2 terre verte, 6 laque garance, 2 terre Cassel, 4 noir de pêche, 1 noir d’ivoire, 2 bleu de Prusse, 6 laque Robert n°8.
Une semaine plus tard, le peintre écrit à un autre ami : « Quoique je sois dans la situation la plus douce sous tous les rapports, et d’esprit et de corps…, je n’ai pu m’empêcher de penser au travail. Chose bizarre : ce travail est fatiguant, et cependant l’espèce d’activité qu’il donne à l’esprit est nécessaire au corps lui-même. J’ai eu beau prendre la passion du billard, dont je reçois des leçons tous les jours, j’ai beau avoir de bonnes conversations sur tous les sujets qui me plaisent, de la musique que je prends au vol et par bouffées, j’ai éprouvé le besoin de faire quelque chose. J’ai entrepris une Sainte-Anne pour la paroisse, et je l’ai déjà mise en train. J’espère que l’achèvement de cette peinture ne me retiendra pas au-delà du temps que je me suis fixé pour rester ici. Chose bizarre : j’ai fui Paris pour ne pas travailler, et je me remets à travailler ici… ».
Dans une lettre écrite à l’ami Pierret le 22 juin, le peintre explique qu’il rencontra « toute sorte de gêne pour monter la toile et en tirer parti… » ; il précise qu’il a fallu la clouer, la déclouer à cinq ou six reprises afin de la tendre correctement sur son châssis ! Si l’on en croit George Sand dans une lettre écrite très postérieurement, au moment où elle comptait vendre cette œuvre au meilleur prix, le support qui servit à L’Education de la Vierge n’était effectivement pas une toile classique mais « un coutil de fil destiné à me faire des corsets » !... Nous connaissons une étude préparatoire de cette peinture conservée au British museum.
Nous savons que les deux femmes mises en scène par Delacroix dans un coin du jardin de Nohant pour la composition de ce tableau, étaient deux domestiques de George Sand : Françoise Caillaud, gouvernante de la maison, et sa fille unique prénommée Luce. Il ne faut toutefois pas chercher à voir dans les visages de sainte Anne et de la Vierge les traits réels des visages de Françoise et de Luce. Le peintre n’a pas cherché à portraiturer de manière réaliste ces deux figures de femme, il a surtout cherché à incarner les corps et visages de sainte Anne et Marie. George Sand écrira d’ailleurs à Delacroix l’été suivant, en juin 1843, qu’il doit absolument venir les rejoindre à Nohant car tout le monde y compte : Chopin, Maurice, «et Françoise qui dit que vous devez achever son portrait ! ». Françoise n’a vraisemblablement pas bien compris le parti-pris du peintre de donner un aspect peu réaliste à son visage qu’elle ne trouvait peut-être pas assez ressemblant… Si ce double portrait ne nous donne pas à voir réellement les traits de la figure des deux femmes, il n’empêche qu’Eugène Delacroix offre pour l’éternité une visibilité incroyable à ces deux paysannes anonymes de la Vallée Noire!
Les sources écrites laissées par George Sand nous permettent de bien connaître Françoise et Luce. Leurs parcours de vie sont en partie racontés par la grande épistolière qu’était la femme qui les avait engagées à travailler pour elle et à vivre sous son toit. En 1842, cela fait déjà presque 15 ans que Françoise Meillant travaille au service de la romancière. Elles avaient le même âge. L’une était la plus grande propriétaire foncière de leur village, une femme particulièrement instruite et cultivée, une artiste devenue incontournable dès le début de sa carrière ; l’autre était fille et sœur de paysans de Nohant, devenus fermiers d’une partie des terres de George Sand (fermes de La Chicoterie et de La Porte). Françoise n’a jamais reçu d’instruction ; on sait qu’elle ne savait pas lire. En 1827, elle a 17 ans et épouse André Caillaud, domestique pour George Sand depuis bien longtemps puisqu’il était au service de la grand-mère de cette dernière. Quand George Sand était enfant, il était son « petit page » : c’est ainsi qu’elle le présente dans Histoire de ma vie. Au moment où cet homme épouse Françoise, il est l’homme à tout faire de Nohant. George Sand raconte à une amie dans quelles circonstances ils se sont mariés, le même jour que la sœur d’André _une autre Françoise, qui était alors la bonne du petit Maurice_ se mariait également. La fête de cette double noce eut lieu chez leur patronne qui dût contribuer au financement de ses épousailles, comme elle le faisait souvent pour ses domestiques. Françoise a très vite intégré la domesticité de la future romancière, comme servante multi-tâches. Elle lui a rapidement confié le soin de la petite Solange née en 1828. Quels jours après la naissance de Solange, naît Luce, fille de Françoise et André Caillaud. George Sand était sa marraine (2). Les deux petites filles grandissent ensemble et se portent beaucoup d’affection mutuellement.
La romancière exprime dans ses lettres une affection particulière pour Françoise ; en 1839, elle a été informée de la crainte de Françoise d’être remplacée par la femme du jardinier, mais George Sand écrit à un intermédiaire chargé de la rassurer : « jamais je ne me séparerai d’elle, c’est une digne créature et que j’aime sincèrement… ». Deux ans plus tôt, Françoise avait perdu son époux, mort à 38 ans. Veuve et mère d’une fille à élever, son statut social se précarise comme pour toutes les veuves d’origine paysanne ; sa place de domestique devient alors une garantie précieuse.
Dans les années 1840, au moment où Chopin vivait auprès de George Sand à Nohant et où Delacroix était leur invité, elle accorde une confiance particulière à cette femme devenue gouvernante de sa demeure. Elle lui confie les clés de sa maison et de ses armoires en son absence ; elle lui permet de vivre sous son toit lors des longs hivers que George Sand et ses proches passent à Paris ; elle lui donne autorité sur les autres domestiques. Quand la romancière vit à Nohant, Françoise la sert de différentes manières : elle gère l’intendance, le garde-manger, le linge… Son travail est pour George Sand la garantie d’avoir une maison bien gérée et organisée. Elle a intégré Luce (dite « la Luce » ou « Lucette ») à sa domesticité à partir du moment où la fillette a fait sa communion, c’est-à-dire vers l’âge de 11-12 ans, comme cela était en usage. La jeune fille seconde sa mère dans ses tâches domestiques quotidiennes. C’est dans ces années-là que George Sand s’emploie à lui apprendre à lire et écrire, comme elle put le faire pour d’autres domestiques ou habitants de son village. Elle écrit à Solange que cette petite est intelligente, qu’elle apprend aussi le calcul ou la grammaire. Il est intéressant de remarquer que L’Education de la Vierge met en scène une mère instruisant sa fille, alors que dans la réalité la fille avait appris à lire quand sa mère n’avait jamais reçu cet apprentissage…
Portraits de Sand et Chopin réalisés par le peintre en 1838
(double portrait qui a fini coupé en 2 à la mort du peintre)
Un détail nous laisse penser que Frédéric Chopin avait peut-être une estime particulière pour Françoise ; il est probable qu’elle était particulièrement attachée à bien le servir. Lors du séjour du musicien à Nohant en 1842 (l’année même où Delacroix peignit L’Education de la Vierge), il avait l’intention d’offrir un présent à Françoise, mais il quitta Paris sans avoir eu le temps de s’en occuper. A peine installée à Nohant, George Sand écrit une lettre à une femme de leur connaissance, qui avait l’habitude de rendre de nombreux services au couple. Elle lui demande d’acheter un châle pour Françoise que Chopin souhaite lui offrir ; Françoise étant veuve, la couleur du châle doit être adaptée à sa situation (3). Quelques jours plus tard, le châle arrive mais il s’avère trop grand pour la gouvernante… George Sand écrit à son amie « le châle trop grand pour Françoise est excellent pour moi. Je n’en avais pas et mes autres enveloppes étaient trop lourdes, je m’en suis emparée. Il est souple, agréable et très distingué. Chip Chip (4) l’aime beaucoup et le voit avec plaisir sur mes épaules voûtées… ». Finalement, la romancière demande à son amie parisienne d’acheter de quoi faire confectionner à Françoise « une robe de mérinos » ; elle lui précise la quantité d’étoffe nécessaire et lui précise que Chopin est prêt à débourser entre 40 et 50 francs. Cette somme est conséquente : on sait que les gages annuels d’une femme domestique en Berry étaient de 150 à 200 francs, il est donc évident que jamais Françoise n’aurait pu s’offrir ce genre de vêtement. A la réception du tissu demandé, George Sand remercia son amie en lui précisant que «Chip Chip est satisfait et Françoise a l’estomac coupé de joie ».
En juillet 1842, quelques jours seulement après le départ de Delacroix, George Sand lui écrit pour l’informer de l’état de nostalgie et de désoeuvrement dans lequel elle et son fils se trouvent : « je me retrempe un peu avec ma sainte Anne et ma petite Vierge. Je les regarde en cachette quand je me sens défaillir, je les trouve si vraies, si naïves, si pures que je me remets au travail… Maurice a été tout imbécile jusqu’à présent. Il n’a rien fait que préparer sa toile pour copier sainte Anne. Il tourne autour et la regarde d’un air penaud, en disant Sapristi ! Sapristi ! Je sais bien ce que cela veut dire. Il voudrait faire et n’ose pas… ». Maurice a en effet entrepris de réaliser une copie de l’œuvre du maître, ce qu’il fit rapidement malgré ses hésitations. C’est finalement cette copie qui fut installée très vite dans l’église du bourg de Nohant, George Sand préférant conserver pour elle l’œuvre originale. Dans les premiers jours du mois d’août, alors que George Sand est à Paris pour un bref séjour, elle apprend par Maurice que sa « croûte » a reçu la bénédiction du curé avant son accrochage aux murs de l’église, ce qui devrait bien « amuser » Delacroix !
La copie réalisée par Maurice Sand de L’Education de la Vierge est restée longtemps exposée dans l’église Sainte-Anne de Nohant ; elle fut classée Monument Historique en 1961 et finalement placée en dépôt au Musée George Sand et de la Vallée Noire en 2007.
Peu de temps après l’avoir exécutée, Delacroix demanda à son amie de lui restituer son œuvre pour un temps déterminé car il souhaitait la présenter au Salon de l’Académie des Beaux-Arts à Paris en 1845, mais la « sainte Anne » fut refusée par le jury d’admission des œuvres au Salon. Elle fut gravée à cette occasion ; sa reproduction fut alors publiée dans le journal L’Artiste cette année-là.
Dix ans après avoir travaillé à cette composition, Delacroix la déclina en une autre, de format plus restreint (46 cm X 55 cm). Intitulée également L’Education de la Vierge, elle présente des différences assez importantes avec la première version. Elle est exposée au Musée de l’art occidental à Tokyo.
George Sand garda la toile de son ami jusqu’au décès de ce dernier puis finit par la vendre à une personne de confiance. A la mort de Delacroix en 1863, son légataire vendit aux enchères, selon les volontés du peintre, l’ensemble des oeuvres conservées dans son atelier parisien. Cette vente exceptionnelle fut l’occasion à Paris de prendre la mesure du talent de Delacroix et vit monter les enchères… George Sand qui possédait plusieurs œuvres peintes ou dessinées par le peintre, pris alors la décision opportuniste de faire vendre aux enchères une sélection d’entre elles, dont L’Education de la Vierge. Toutefois, estimant que les enchères n’étaient pas assez élevées relativement à sa valeur, elle préféra retirer l’œuvre de la vente. Elle s’inquiéta alors auprès d’un ami à elle, Edouard Rodriguez, riche financier philanthrope, de la lui vendre. En février 1866, elle lui explique ses motivations : « Cher ami, pensez à mon tableau. Si vous ne le voulez pas, faites-le moi vendre… les estimateurs et marchands de tableaux à qui je l’ai montré, m’ont dit que dans quelques années, cela vaudrait 30 ou 40 000 francs. Je suis trop vieille et trop pauvre pour attendre et pourtant je n’ai pu me décider à le donner pour un prix très raisonnable qui m’était offert. Il m’en coûte de m’en séparer pour des inconnus, j’en ai presque des remords, car ce tableau a été fait chez moi et pour moi. La toile a été prise dans ma toilette, c’était un coutil de fil destiné à me faire des corsets. Pendant qu’il faisait cette peinture je lui lisais des romans. Ma bonne et ma filleule posaient. Maurice copiait à mesure pour étudier le procédé du maître. Si ce cher souvenir va chez vous, j’en serai consolée, il ne me semblera plus qu’il est profané, puisque vous aussi vous avez connu, compris, aimé ce cher génie. C’est pourquoi je vous ai dit payez-le ce que vous voudrez, et si vous ne le voulez pas et que quelqu’un d’autre en voulût, il faudrait que ce fût quelqu’un qui eût comme vous une religion pour Delacroix… ». Monsieur Rodrigues consentit à acheter la Sainte Anne pour 5000 francs.
Suite à plusieurs ventes, l’œuvre fut en possession de l’écrivain Maurice Genevoix dans les années 1960, puis intégra les collections du Musée national Delacroix en 2003.
Cette composition empreinte de piété, de douceur et de bonté, met en scène deux femmes issues d’un milieu paysan particulièrement précaire, vivant au sein d’une campagne coupée du monde et ignorée des artistes parisiens. Eugène Delacroix a trouvé en ce lieu, auprès de George Sand et de ses proches, l’inspiration nécessaire à l’exécution de cette oeuvre. En portraiturant Françoise et Luce, il rend hommage à toutes les figures de femmes paysannes du Berry, prônant le droit à l’éducation des plus démunis, les femmes, les paysans, pour une possible égalité des chances, thème si cher à George Sand. A la fin de son séjour en juin 1842, le peintre écrit à un ami un magnifique propos : il lui dit avoir assisté à Nohant à « un bal de paysans sur la pelouse du château avec le cornemuseux de l’endroit. Les gens de ce pays offrent un type remarquable de douceur et de bonhommie… Les femmes ont toutes l’air de ces figures douces qu’on ne voit que dans les tableaux des vieux maîtres. Ce sont toutes des sainte Anne ».
(1) Il fit trois séjours chez George Sand.
(2) Il était courant que les domestiques choisissent leurs maîtres comme parrains ou marraines de leurs enfants, George Sand fut très souvent désignée.
(3) Dans la lettre écrite à son amie, George Sand laisse à ce propos des détails très précis sur la façon dont les paysannes portent leur châle, et sur les couleurs admises pour les veuves.
(4) George Sand surnommait tous ses proches ; Chopin est surnommé Chip-Chip, Chop-Chop ou bien Chopinet.